Tribunal
permanent des peuples : Les violations des droits de l'homme
en Algérie
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Résumé du Dossier
19 : Le mouvement islamiste algérien
entre autonomie et manipulation
(Salima
Mellah)
Dossier
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Suite
aux mouvements de révolte d’octobre 1988 et à l’ouverture
politique concédée par le pouvoir, une loi relative à la
création des « associations à caractère politique » est
votée le 5 juillet 1989. Le FIS (Front islamique du salut) est agréé en
septembre de la même année. Un grand nombre d’imams « indépendants »,
c’est-à-dire non rémunérés par l’État
et qui prêchent dans les centaines de mosquées « libres » créées
dans les années 1980, se rallient au nouveau parti. Abassi Madani
en est le président, Ali Benhadj, le vice-président. Très
vite, le FIS se développe en parti de masse avec une prétention
hégémonique, qui sur le moment rallie des centaines de milliers
de jeunes en quête d’action et de reconnaissance. Mais le parti,
pas du tout préparé à ce rôle, se trouve très
vite confronté à un problème considérable d’organisation
et de structuration — d’autant plus que, dès le départ,
des conceptions diverses se manifestent en son sein par rapport à la
stratégie à adopter et que les appétits politiques
des différents diri-geants les poussent à la surenchère.
Cette situation favorise aussi l’action de la Sécurité mili-taire,
qui infiltre le FIS jusque dans ses structures dirigeantes.
Entre-temps, toute une nébuleuse d’islamistes radicaux gravite
autour du FIS, tantôt le ralliant (lors de manifestations de rue
par exemple), tantôt dénonçant ses prises de position
et surtout son implication dans le jeu démocratique, considéré comme
une compromission avec le pouvoir.
À côté de groupes
de jeunes qui veulent en découdre avec le régime en employant
des méthodes qui relèvent de la criminalité et
sans fondement particulièrement religieux, il y a un tout autre
genre de groupes, comme ceux qu’on appelle les « Afghans »,
quelques centaines de vétérans algériens de l’Afghanistan
qui reviennent en héros, avec des conceptions très rigides
sur l’application de la loi islamique et qui sont très
souvent volontaires pour la lutte armée. Il y a également
des islamistes, assez minoritaires, qui ne sont pas spécialement
extrémistes,
mais qui combattent ce régime auquel ils n’accordent aucune
crédibilité : ils sont d’avis que le processus
démocratique
est un leurre, que les militaires ne l’accepteront jamais et
qu’il
faut se préparer à la lutte armée pour changer
de pouvoir. D’ailleurs, ils considéreront que la suite
des événements
leur a donné raison, ce qui justifiera leur choix de la confrontation
armée avec le pouvoir à partir de janvier 1992.
Lors des premières élections pluralistes que connaît
l’Algérie, en juin 1990, le FIS remporte la majorité des
communes et des préfectures (wilayat). C’est un choc pour
tout le monde. Le FIS lui-même n’y était pas préparé et
se trouve empêtré dans des problèmes de gestion
administrative. Parallèlement à l’euphorie de la
victoire, se développent
et s’intensifient les divergences au sein de la direction. C’est
au moment de la grève totale du FIS en juin 1991 que les conflits
au sein du conseil de consultation seront les plus forts et les services
secrets sauront en tirer profit en les exacerbant. Cet épisode
se soldera par l’éviction du gouvernement des ministres « réformateurs »,
une prise en main des décisions politiques par les futurs putschistes
et une rude répression à l’encontre des partisans
du FIS. La plupart des dirigeants du FIS seront mis en prison, dont
ses deux
principaux responsables — qui ne seront libérés
qu’en
2003.
Mais les dirigeants militaires, espérant pouvoir « domestiquer » le
FIS (tout en se préparant à l’écraser
en cas d’échec), font tout pour que le parti participe
aux élections
législatives de décembre 1991. C’est Abdelkader
Hachani qui reprend en main le FIS et qui le mèn-ra aux élections.
Au lendemain du premier tour, lorsqu’il s’avérera
que cette fois-ci encore, le FIS gagnerait et remporterait jusqu’aux
deux tiers des sièges du Parlement, les militaires interrompent
le processus et usurpent quasi directement le pouvoir. Le FIS n’est
pas préparé à cette situation et ne semble pas,
dans un premier temps, vouloir s’engager dans la lutte armée.
Une répression brutale fait éclater le parti, et les
responsables politiques étant emprisonnés ou contraints à l’exil,
les militants sont livrés à eux-mêmes. Toutefois,
certains membres du FIS rejoignent dès juin 1991 et d’autres
en janvier 1992 des groupes clandestins déjà existants,
et prêts à agir
si la lutte armée devait se révéler nécessaire.
Ainsi, dès janvier-février 1992, apparaissent des groupes
armés islamistes opposés à la ligne du FIS, tant
sur le plan de la stratégie que des méthodes à employer,
s’attaquant aux forces de l’ordre et aux casernes. Dans
le même temps, multipliant les provocations et les infiltrations,
le pouvoir pousse par tous les moyens les opposants islamistes à la
lutte armée. Mais si certains cadres du FIS se sont effectivement
ralliés aux groupes armés existants, la direction du
parti et la plupart de ses responsables s’y sont opposés.
Du moins jusqu’à la mi-1993.
Entre 1992 et 1994 se constituent donc différentes formations
armées,
dont le GIA (Groupe islamique armé). En réalité,
il serait plus exact de parler des « Groupes islamiques armés »,
car sous le sigle GIA se rassembleront une multitude de groupes caractérisés
par leur extrémisme et qui pour certains — cela est désormais
clairement établi — sont de pures créations des
services secrets de l’armée, le DRS, tandis que d’autres
sont fortement infiltrés par ce dernier. Il y a évidemment
aussi parmi eux des groupes autonomes persuadés de la justesse
de leur choix.
Cependant, à partir du printemps 1994, la situation va totalement
changer. Des combattants « islamistes » inconnus font leur
apparition dans plusieurs régions (surtout dans l’Algérois)
et imposent une terreur qui ira de pair avec la reprise en main de
ces régions par l’armée. Et paradoxalement, alors
même
que le DRS prend progressivement et secrètement le contrôle
de la totalité de la direction du GIA, une importante partie
de la véritable opposition clandestine, armée ou non — et
avant tout la tendance la plus politisée de la jaz’ara
qui regroupe de nombreux intellectuels —, le rallie, ignorant
l’ampleur
de la manipulation du GIA par le DRS. C’est avec la prise de
pouvoir par Djamel Zitouni (agent du DRS), en octobre 1994, que le
GIA devient
un véritable instrument de lutte contre-insurrectionnelle entre
les mains des chefs du DRS.
En juillet 1994, l’AIS (Armée islamique du salut) se constitue,
ses chefs la présentant comme le « bras armé » du
FIS. Elle sera dorénavant une des cibles favorites des GIA,
qui commettent de plus en plus d’assassinats, d’attentats à la
bombe et de massacres. A partir de fin 1995, de plus en plus de « phalanges » de
base (katiba/kata’ib) du GIA se distancient de l’organisation
et de sa direction, dénonçant une dérive qu’elles
ne s’expliquent que par la manipulation du DRS, ce que confirmeront
quelques années plus tard différents transfuges de l’armée,
qui donneront des exemples très concrets d’opérations
montées par ce dernier.
À
partir de la fin 1994, le GIA contrôlé par le DRS (dont
les services assurent eux-mêmes la rédaction des communiqués
ultra-radicaux prétendant « légitimer » les
actions du GIA « au nom de l’islam ») remplit donc
plusieurs fonctions. À l’intérieur du pays, il
mène une
véritable guerre, qui vise plusieurs objectifs : terroriser
et « mater » les
populations civiles soupçonnées d’avoir sympathisé avec
le FIS ; discréditer le FIS au sein de la population algérienne
et vis-à-vis de la communauté internationale ; instaurer
la terreur au sein même des groupes armés et éliminer
tout groupe à l’intérieur du GIA qui ne se laisse
pas assujettir ; combattre tous ceux qui ne rallient pas le GIA. Et
son combat
vers l’extérieur a pour but d’imposer le soutien
de la communauté internationale — et tout particulièrement
de la France, qui joue un rôle leader sur le « dossier
algérien » — à la
ligne « éradicatrice » du commande-ment militaire,
lequel se présente comme garant de la démocratie, et
d’étouffer
toute voix discordante, notamment celles qui dénoncent les graves
violations des droits de l’homme. Dans ce but, les responsables
du DRS n’hésitent pas à manipuler (à leur
insu) des « fantassins » du GIA pour commettre des attentats
en France durant l’été 1995.
En Algérie, le summum des violences sera atteint lors des grands
massacres de l’été 1997 et de l’hiver 1998,
revendiqués
par le GIA. À ce jour, l’analyse des nombreuses informations
disponibles permet de formuler l’hypothèse que ces massacres,
qui se déroulent sous les yeux des unités de l’armée
passives, ont été froidement planifiés par les
chefs du « clan éradicateur » de l’armée,
dans le but notamment d’affaiblir le clan du président
Liamine Zé-roual et son conseiller Mohamed Betchine. Ceux-ci,
qui étaient
parvenus à renforcer leur pouvoir, s’apprêtaient
en effet à trouver un arrangement avec les dirigeants du FIS.
Et c’est également
pour torpiller cette initiative que le chef du contre-espionnage, Smaïl
Lamari (dit « Smaïn »), a négocié directement
une « trêve » avec les chefs de l’AIS — trêve
prenant effet le 1er octobre 1997, et que rallieront d’autres
groupes. Cette « guerre des clans », grâce à la
manipulation de la violence islamiste, aboutira la démission
du président
en septembre 1998. Abdelaziz Bouteflika sera nommé par les militaires
et élu à la présidence de la République,
grâce à la
fraude, en avril 1999.
Il entérinera l’accord passé entre le DRS et l’AIS
en promulguant la loi de la « concorde civile ». Cette
loi a été fortement contestée, pour diverses raisons
: certains y ont vu une amnistie pour les « terroristes »,
les autres une réhabilitation des agents du DRS infiltrés
dans les groupes armés. Il est en tout cas établi que
l’application
de cette loi s’est déroulée dans une opacité totale.
Une fois de plus, il s’est agi de la part du pouvoir d’une
mascarade en guise de mesure d’apaisement, promettant la paix
et la réconciliation sans que celles-ci se soient depuis réalisées.
En effet, depuis 2000, la violence officiellement attribuée
aux groupes armés islamistes — entièrement contrôlés
par le DRS depuis 1996 — a considérablement diminué,
mais le pouvoir a choisi de la maintenir à un niveau « résiduel »,
de façon à empêcher tout véritable retour à la
paix civile.
TPP - Algérie
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